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 1954, L'ANNÉE MICAELENSE                    

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José-Louis Jacome, 24 novembre 2020

Le grand voyage - Trajet 1

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Pour la plupart des pionniers açoriens, dans les années 1950, le voyage en bateau pour immigrer au Canada était le premier de leur vie. À l’époque, même les déplacements à l’intérieur de São Miguel étaient rares et comptés. Ils étaient coûteux et les habitants, surtout les travailleurs ruraux, avaient des moyens financiers plutôt limités. Le pionnier Afonso Maria Tavares écrit dans son livre biographique qu’il y avait des gens qui naissaient et mourraient sans jamais avoir été à la capitale de l’île, Ponta Delgada, spécialement ceux qui vivaient à l’autre bout de l’île dans la région de Nordeste, à 40 km de distance.

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Le billet aller seulement pour le Canada coûtait 5 300 escudos, les économies d’une vie pour ainsi dire. En fait, les émigrants devaient prévoir environ 11 000 escudos pour l’ensemble des dépenses liées au voyage, une somme que peu d’entre eux avait. En général, ils devaient emprunter pour réaliser leur grand voyage. Le premier trajet se faisait par bateau jusqu’au milieu des années 1950, il durait 5 jours en moyenne. À leur arrivée à Halifax, les immigrants devaient prendre un train pour se rendre à Québec, Montréal, Toronto et les autres villes canadiennes. Le trajet entre Halifax et Montréal durait 2 jours. Bien que ce voyage de 7 jours ne se compare pas aux 120 jours de bateau que plusieurs familles açoriennes avaient fait pour émigrer vers Hawaii au milieu du XIXe siècle, c’était un voyage néanmoins exigeant. Quelques décennies plus tôt, plusieurs avaient aussi immigré aux États-Unis et au Brésil sur des bateaux beaucoup moins confortables et plus lents que le Nea Hellas et le Homeland. Mes grandes tantes Marianna et Belmira, le frère de mon grand-père José, Manuel Jacome, sa sœur Maria dos Anjos et son mari, Manuel Pereira, ont immigré aux États-Unis à bord des navires Roma, Romanic, Cretic et Canopic dans les années 1910. Le grand voyage était toujours une décision déchirante. La plupart voulaient fuir un environnement économique désastreux. Pour la grande majorité, ce n’était pas un essai avec une option de retour. La plupart des émigrants n’envisageaient pas un retour. En fait, peu d’Açoriens sont retournés vivre dans leur pays après avoir émigrer.

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Contrairement à ce qu’on pourrait penser, bien qu’ils habitent des îles isolées au milieu de l’Atlantique, à l’époque, les Açoriens avaient une peur bleue de l’océan. Pour eux, c’était un monstre. La plupart ne savaient pas nager, pêcheurs inclus. Prendre le bateau, pour un Açorien, c’était affronter un démon qu’ils redoutaient. Cet article retrace le voyage type d’un émigrant açorien quittant São Miguel à destination de Montréal, en 1954, celui de mon père et de milliers d’autres Açoriens dans les années 1950. Voici la première partie de ce grand voyage, le trajet en bateau.

À bord du Homeland (São Miguel - Halifax)

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Les pionniers açoriens que j’ai rencontrés parlent peu du bateau et de la vie à bord. Ils parlent surtout du mal de mer et de l’océan toujours agité. Peu de textes nous informent des 5 jours passés à bord du Homeland. Même les articles écrits par les chroniqueurs açoriens qui les accompagnaient nous parlent plus de l’océan et du temps qu’il fait que de ce qui se passe à l’intérieur du bateau. Le chroniqueur João de Oliveira qui accompagnait le premier contingent parti le 22 mars, nous livre quelques indices dans son journal du voyage ou Diário da Viagem qu’il a publié les 4 et 6 avril dans le journal Correio dos Açores. C’est en parlant du 25 mars qu’il nous en révèle le plus en décrivant l’animation dans la salle à dîner. « Ce jour-là, l’équipage avait décoré la salle et avait fourni des chapeaux colorés à tous. L’ensemble avait un air de carnaval. Nous avons bu du champagne à volonté. Au son de l’orchestre, les passagers ont dansé jusqu’à tard dans la nuit. Nous sommes retournés dans nos quartiers aux petites heures du matin. »

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Lors du deuxième voyage du Homeland, deux chroniqueurs ont accompagné les 450 Micaelenses ; Manuel José Cordeira Martins de Candelária et Henrique da Costa Dutra de Ribeira Seca. Là encore, on en apprend très peu sur ce qui se passe à bord. À partir d’articles de ces derniers publiés dans le journal Diário dos Açores, Carlos Cordeira et Artur Madeira, deux professeurs de l’université des Açores, nous donnent quelques rares détails sur la vie à bord du Homeland dans le document Portuguese Reviews, Vol. 12, No 2. Je résume leur propos.

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« Il y avait un service religieux célébré par un prêtre catholique italien. Les émigrants açoriens avaient deux sessions d’information par jour pour les préparer à la vie au Canada.

La salle à dîner en première classe du Drottningholm

(Homeland). (thegreatoceanliners.com)

Ces sessions étaient présentées par un inspecteur de la Junta da Emigração. Ils pouvaient assister au cinéma et à des concerts offerts par l’orchestre du Homeland. Plusieurs animations étaient organisées; on formait des groupes de chant. Les Açoriens ont enfilé plusieurs de leurs traditionnelles cantigas ao desafio accompagnés de guitares, altos et accordéons. Le bateau transportait des Italiens vers le Canada et les États-Unis. Plusieurs Açoriens assistaient aux soirées de danse. Ils regardaient les Italiens danser avec les belles italiennes. La plupart des Açoriens aurait aimé les imiter mais ne savaient pas danser comme eux. Les repas étaient copieux. Nos compatriotes mangeaient avec appétit surtout quand la mer était calme. Ils n’appréciaient pas les salades italiennes…» (1)

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Les conditions du voyage étaient considérées comme au-dessus de la moyenne, le bateau offrait un bon standard suite à de nombreuses améliorations. L’ambiance et les nombreuses animations rendaient la vie à bord très agréable. Plusieurs émigrants açoriens ont souffert du mal de mer dans l’un ou l’autre des voyages du Homeland, Je vous rappelle qu’indépendamment des conditions de l’océan, les Açoriens avaient horreur de la mer.  Il y avait un autre fait, le bateau avait une tendance à tanguer, une certaine instabilité résultant de sa conception en 1904. Pour clore ces lignes sur la vie à bord du Homeland, j’ajoute le témoignage très émouvant de Gil Andrade, un Micaelense de São Roque, une localité tout près de Ponta Delgada. Il nous parle de son voyage à bord du Homeland le 23 avril 1954, mon père était de ce voyage.

 

Une fois terminée sa route Gênes-Naples-Halifax-New-York, le Homeland retournait en Europe. Plusieurs émigrants ont pu écrire à leurs familles. (1) Mon père a envoyé une lettre et la carte postale qui suit à ma mère.

Témoignage audio* de Gil Andrade (en portugais)

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Maintenant, après avoir écouté ce témoignage de Gil Andrade, je comprends mieux l’histoire de poissons que mon père m’a souvent racontée, une histoire qui me déroutait à chaque fois. Il disait qu’il faisait tellement mauvais durant le voyage qu’on pouvait voir les poissons à travers les hublots du bateau. Selon Gil Andrade, les 450 Açoriens ont tous été placés dans les étages inférieurs. Ils étaient au niveau de l’eau. Quand l’océan s’agitait, le bateau instable était littéralement emporté par les vagues. Son nez s’enfonçait dans l’océan pendant

de longues minutes. Les Açoriens se retrouvaient alors parmi les poissons, sous le niveau de l’océan.      « C’était épouvantable, je croyais qu’on allait mourir, et qu’on ne verrait jamais le Canada » dit Andrade.   « Puis le nez du bateau se relevait, il remontait et remontait, on entendait le bruit sourd et puissant des moteurs, ce fut un voyage terrible, je ne l’oublierai jamais. Finalement, grâce à Dieu, nous sommes arrivés comme prévu à Halifax le 29 avril après 5 jours en mer. » raconte Gil Andrade.

Un billet qui coûte une vie de travail

Aujourd’hui, nous sommes nombreux à prendre l’avion pour un voyage, parfois même plusieurs fois par année. Dans les années 1950, seuls les très riches pouvaient penser à un voyage. Avec 1 000$, on peut se procurer un billet aller-retour pour de nombreuses destinations. On cherche toujours les bons prix mais comparer à cette époque, les billets ne sont pas chers. Le Canadien moyen gagnera ce montant dans une semaine. Plusieurs le gagneront en quelques jours. La situation était tout autre pour les émigrants açoriens dans les années 1950.

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En 1954, le billet de bateau de mon père de São Miguel à Halifax a coûté 5,300 escudos ou 176$ canadiens. Le dollar canadien valait 29-30 escudos à l'époque. Pour lui, et la

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majorité des Açoriens, cela représentait les revenus de quelque 400 à 500 jours de travail. Les camponeses ou travailleurs ruraux, qui constituaient la très grande partie de la main d’œuvre locale gagnaient alors entre 10 et 15 escudos par jour à São Miguel. C’est ce que mon père me disait et ce qu’Afonso Maria Tavares, un pionnier de 1953, m’a confirmé il y a quelques années. Dans son livre, il mentionne qu’un homme qui travaillait pour lui gagnait 13 escudos en 1952. Quelques années avant, en 1947, son père payait ses ouvriers agricoles 4 escudos par jour. Manuel Melo, un Micaelense qui a immigré au Canada en juin 1957, confirme le niveau de revenus du camponês à l’époque. Il dit, dans une interview résumée dans le livre Small Stories, Great People, qu’il avait gagné $2,55 lors de son premier jour au Canada et que ce montant représentait une semaine de travail à São Miguel. Il avait travaillé 3 heures.  Pour le travailleur rural Micaelense, économiser le montant nécessaire pour payer le billet et les autres frais liés au voyage avec des revenus aussi peu élevées était quasiment impossible.

 

De plus, la grande majorité des camponeses ne travaillait que 92 jours par année en moyenne selon une étude réalisée par l’ingénieur Pedro Cymbron, député du district de Ponta Delgada. Son étude couvrait 30 400 travailleurs ruraux de São Miguel. Il a conclu que 2,800 000 jours de travail étaient disponibles par année pour ces derniers. Chaque camponês pouvait donc travailler en moyenne 92 jours par année. Seulement 15 % d’entre eux travaillaient l’année entière. (2)

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Les 5,300 escudos représentaient donc 400 à 500 jours de travail. Les dépenses totales pour le voyage incluant le billet aller seulement s’élevaient en moyenne à 11,000 escudos, une somme qui représente les revenus de quelque 800 à 1 000 jours de travail. On parle donc de 8 à 10 années de travail pour payer le voyage et autres frais liés à l’immigration d’un Açorien au Canada. Sans parler qu’il faut manger et élever la famille pendant ces années.

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Le billet de bateau vers le Canada représentait le travail d'une vie pour ainsi dire. Peu avaient ce montant, ils ont dû emprunter à des parents et amis. Les banques ne prêtaient pas. Elles avaient peur de ne plus revoir leur argent. Selon Gil Andrade et bien d’autres, on racontait que les émigrants pourraient, entre autres, être tués par les indiens au Canada. Évidemment avec ce genre d’investissement, peu d’entre eux pensaient au billet de retour, du moins à court terme.

L’emblématique Homeland

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Le Homeland est certes le bateau le plus emblématique de la première vague d’émigration açorienne vers le Canada des années 1950. Il a transporté un total de 780 Açoriens les 22 mars et 23 avril 1954. Le bateau a une longue et riche histoire. Il fut construit par la Alex Stephen & Sons de Belfast pour la Allan Line qui le lançait le 22 décembre 1904 sous le nom de Virginian. Technologiquement parlant, il se distingue par quelques innovations dont son système de propulsion à turbines et ses trois hélices. Ses innovations lui ont certes donné une agilité et une vitesse mais il a aussi hérité d’une instabilité qui ne sera jamais corrigée.

L’actrice Greta Garbo et Mauritz, producteur de films, sur un des ponts du Drottningholm, 17 août 1925. (thegreatoceanliners.com)

Il devient, à l’époque, le premier bateau muni de turbines à vapeur affrété à l’Atlantique nord. En avril, il effectue son premier voyage sur la ligne Liverpool-St John (New Brunswick). Par la suite, il fut dédié à la ligne Liverpool-Montréal. La Canadian Pacific Railroad, suite à un accident le 29 mai 1914 de son navire Empress of Ireland, a eu un besoin urgent de remplacer ce dernier sur cette ligne. Elle a affrété le Virginian de la Allan Lines sur cette ligne. Le navire fit quelques voyages puis le service fut interrompu par le déclenchement de la Première Guerre mondiale.

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Durant le conflit, le Virginian a été utilisé par l’Angleterre pour transporter les troupes puis comme navire marchand armé. En 1917, la Canadian Pacific Railroad fit l’acquisition de la Allan Lines et par le fait même, du Virginian. Malheureusement, le bateau fut torpillé dans les derniers jours de la guerre et avait commencé à couler. Pour sauver le bateau, le commandant a réussi à le diriger et à le faire échouer sur une plage en Irlande. Il fut ensuite vendu par la compagnie à la Swedish American Line en 1920 et renommée Drottningholm (photo ci-haut). C’est à partir de ce point que le navire fut consacré au transport d’émigrants. Swedish American a réalisé d’importants travaux sur le bateau. Sa première classe était déjà d’un bon standard. Mais les étages inférieurs, où tous les pauvres sont entassés, devaient être rénovés. Elle a aussi opté pour des moteurs moins performants mais plus économes. L’industrie du voyage prenait de l’ampleur après la guerre. Les ajustements étaient nécessaires pour profiter de cette nouvelle clientèle. Le bateau fit son premier voyage vers les États-Unis le 17 août 1925. La célèbre actrice suédoise Greta Garbo et le producteur de films Mauritz Stiller étaient à bord.

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En 1937, le Drottningholm fut repeint en blanc. Durant la Deuxième Guerre mondiale, il a servi de bateau-hôpital par la Croix-Rouge. En 1948, Il fut acquis par la Home Lines qui le rebaptise Brasil et l’affecte sur la route Gênes-Amérique du sud. En 1950, Home Lines le déplace sur sa route Gênes-Naples-Halifax-New-York. En 1951, elle renomme le paquebot de plus de 1 700 passagers, Homeland. Finalement, il fut vendu pour la ferraille en 1955. Le Homeland était alors, avec près de 50 années d’opération, le plus vieux transatlantique en service. (3)

Références

  1. Carlos Cordeira et Artur Madeira,  Portuguese Reviews, Vol. 12, No 2. page 186

  2. Carlos Cordeira et Artur Madeira,  Portuguese Reviews, Vol. 12, No 2, page 179

  3. thegreatoceanliners.com 

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* Enregistrement audio réalisé par Marc-André Delorme dans lequel il interview le pionnier açorien,

   Gil Andrade, dans le cadre des Cliniques de la mémoire.

Au sujet de l'auteur

Né à São Miguel et habitant à Montréal depuis 1958, j’ai publié, en 2018, un livre sur l’immigration açorienne au Canada dans les années 1950. “D’une île à l’autre” a été publié en français et en portugais. Le livre et l’exposition qui l’accompagne ont été présentés à Montréal, São Miguel, Toronto et Boston. Le livre est en vente à Montréal, Toronto et São Miguel, ainsi que via mon site Internet. Je continue à publier des informations et des histoires liées à cette première grande vague d’immigration de Portugais et d’Açoriens dans ce site Internet jljacome.com et la page Facebook D’une île à l’autre.

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