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 1954, L'ANNÉE MICAELENSE                    

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José-Louis Jacome, 18 janvier 2021

Le grand voyage - Trajet 2

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Pour la plupart des pionniers açoriens, dans les années 1950, le voyage en bateau pour aller au Canada était aussi le premier de leur vie. À l’époque, même les déplacements à l’intérieur de São Miguel étaient rares et comptés. Ils étaient coûteux et les moyens financiers des camponeses Micaelenses, plutôt limités. Afonso Maria Tavares écrit dans son livre biographique qu’il y avait des gens qui naissaient et mourraient sans jamais avoir été à la capitale de l’île, Ponta Delgada, spécialement ceux qui vivaient à l’autre bout de l’île dans la région de Nordeste, à 40 km de la capitale. 


Le voyage en bateau a duré 5 jours. De nombreux émigrants n’ont pas réussi à dormir plusieurs jours avant l’embarquement. Imaginez-vous la déchirure qu’ils se préparaient à faire. Ils allaient quitter leur petit monde, sans connaître celui où ils s’en allaient et sans avoir la moindre idée s’ils pourraient un jour revoir les leurs.  Ils sont arrivés à Halifax complètement épuisés. Bon nombre ont mal dormi dans le bateau. Plusieurs ont eu le mal de mer tout le long, d’autres ont été indisposés, certains regrettaient déjà leur décision, d’autres pleuraient. Pour bien d’autres, le voyage s’est bien passé mais après 5 jours en mer, le périple n’était pas fini.


Au quai 21 à Halifax, en débarquant du bateau, ils sont dirigés vers la salle des douanes où ils sont interrogés et remplissent les formulaires d’immigration. Ils ne comprennent pas un mot. Ils se dirigent vers la sortie, certains ont eu le temps de visiter la ville d’autres iront presque directement vers le train qui les amènera à leur destination finale.  Montréal est à 2 jours de train. Pour ceux qui se rendent à Toronto, ce sera 3 jours et 4 ou 5 s’ils vont dans l’ouest canadien. Cet article retrace le voyage type d’un émigrant açorien quittant São Miguel à destination de Montréal, en 1954, celui de mon père et de centaines d’autres Açoriens dans les années 1950. Voici la deuxième partie de ce grand voyage, le trajet en train.

À bord d'un « wagon de colon » (Halifax-Montréal)

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Wagon de colon de la Canadian Pacific Railway L’inscription Colonist est enlevé en 1912. (Heritage Park)
 

Billet de Train Halifax-Montréal, 1948. Offert au musée par Vera Gallagher.
(Musée Canadien de l’immigration du Quai 21)

 

Intérieur d’un wagon. Au fond, les couchettes supérieures sont ouvertes.
(Bibliothèque et Archives Canada)

 

Si les récits d’immigrants açoriens des années 1950 offrent peu de détails sur leur périple en bateau, ils sont encore moins loquaces sur le voyage en train qu’ils ont entrepris à leur arrivée à Halifax. Peu de temps après leur arrivée au quai 21, les immigrants prenaient un train à destination des grandes villes canadiennes, un voyage interminable à l’époque, 2 longues journées, seulement pour atteindre Montréal, un autre voyage épuisant. Ils venaient de passer 5 jours en mer, ils étaient fatigués, certains malades, ils devaient maintenant embarquer sur un « wagon de colon », une expérience éprouvante…

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En plus des commentaires de mon père, au cours des dernières années, j’ai recueilli les témoignages de quelques pionniers. En général, ils sont unanimes à décrire leur périple en train comme des plus épuisants et inconfortables. Leurs commentaires sont partagés par les milliers d’immigrants qui ont utilisé les fameux wagons de colon ou Colonist Cars opérés par les compagnies ferroviaires dont Canadian Pacific et Canadian National. Ces wagons ont été spécifiquement conçus pour transporter les immigrants d’un bout à l’autre de l’immense pays à prix économique. Ils furent en service depuis la fin du XIX siècle jusqu’aux années 1960. Les wagons étaient rudimentaires. Ils n’avaient ni lits, ni literie, ni oreillers, ceux-ci étaient offerts en extra. Dans le livre Small Stories Great People, José Mario Coelho rapporte que Firminio Gouveia, un immigrant arrivé de Madeira en 1953 sur le Nea Hellas, a payé 1 dollar pour avoir un oreiller. Le train n’avait pas de voiture-restaurant, une cuisinière était disponible dans chacun des wagons. Les sièges étaient durs et les couchettes, encore plus durs. Les passagers partageaient une échelle pour monter aux couchettes supérieures. Dans les années 1950, la plupart du temps, les émigrants les ont utilisés pour y serrer leurs gros et encombrants bagages. Chaque wagon pouvait accommoder jusqu’à 72 personnes. (1)


Pour les premiers immigrants portugais arrivés en 1953, ce fut très difficile. Manuel Arruda* m’a raconté son périple. Le confort du train était minimal. C’était un très vieux train au charbon. Les bancs étaient durs, tout vibrait et le bruit des rails était épouvantable. Impossible de se reposer. « Nous étions totalement épuisés à notre arrivée à Montréal. Plusieurs n’avaient rien mangé. Moi, j’ai mangé un petit pain pendant le trajet de deux jours. On ne savait même pas comment demander à manger » a commenté Manuel Arruda. « De plus, nous étions tous bien imprégnés de la suie de charbon qui s’échappait de la locomotive. Nous étions en complet et avions mis nos belles chemises blanches pour le voyage à destination de Montréal. Mais nous sommes arrivés avec nos chemises et nos visages tout noirs, entièrement couverts de suie » a ajouté monsieur Arruda. 


Il semble qu’en 1954, un effort a été fait par les autorités canadiennes pour améliorer les services, notamment l’alimentation des immigrants entre Halifax et leur destination finale. Selon Jacinto Medeiros, aussitôt arrivés à Halifax en avril 1954, les immigrants ont reçu 100 dollars canadiens et un chapelet. Il m’a raconté ses premiers jours au Canada : « On nous conseillait d’acheter quelques boîtes de sardines et du pain pour le trajet en train. Quelques-uns l’ont fait, mais d’autres ne savaient pas trop quoi faire et ont préféré garder l’argent pour leur destination finale. Nous avions très peu d’argent dans nos poches. Deux jours de train, c’est incroyable. Ne comprenant rien, nous sommes comme dans le vide. Plus personne pour nous donner quelque conseil que ce soit. Le train s’est arrêté à Québec avant de poursuivre sa route vers Montréal et Toronto. Notre destination était planifiée. Je suis descendu à Québec. Le voyage a été long et très fatigant. Le pain tranché que l’on nous offrait à bord du train était affreux, mais la plupart d’entre nous n’avaient pas le choix. Plusieurs pensaient que c’était une sorte de gâteau. » Mon père en a mangé un en entier avant qu’on lui apporte un repas. C’est là qu’il a compris qu’il venait de manger du pain. Pour un Açorien habitué à manger des pains maison, denses et croutés, généralement faits de farines non raffinées de maïs, manger ces tranches de pain Weston était un choc. « Les sièges étaient durs. Nous ne pouvions pas dormir à cause du bruit constant des rails et du train en général. Nous étions aussi déroutés, tout ce qu’on voyait était si différent, le pays n’avait pas de fin. Le fait que nous ne parlions pas la langue a causé beaucoup de frustrations. On était comme des enfants, sans comprendre ce qu’on nous disait, où nous étions et où nous allions. » ajoute Jacinto Medeiros.

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Une préposée épingle une étiquette d’identification au veston d’un immigrant açorien arrivant à Halifax.
(Museu da Emigração Açoriana)

Au quai 21, comme la plupart des immigrants ne parlaient pas anglais, on les identifiait. Ils avaient maintenant des étiquettes avec leur nom et celui de leur destination finale. À chacun des arrêts, les employés du train les dirigeaient à l’extérieur selon la destination indiquée sur ces étiquettes.  Plusieurs émigrants, en parlant de ce point, ont dit qu’ils se sont parfois sentis comme du bétail. Jacinto Medeiros, un pionnier de 1954, m’a dit qu’avec cette étiquette fixée sur lui, il se sentait comme un animal. « Plusieurs se mettaient à pleurer, égarés, étourdis et épuisés par le voyage. » ajoute-il.

Je termine cet article sur le long, difficile et courageux voyage qu’ont fait les pionniers açoriens dans les années 1950 pour émigrer au Canada avec une délicieuse anecdote. Un Madeirense, habitant de l’île de Madeira, a émigré au Canada le 26 mai 1953 à bord du Nea Hellas.  Dans son île, il était policier mais, pour pouvoir émigrer, il s’est convertit en travailleur agricole. Il fallait avoir les mains rugueuses pour pouvoir émigrer au Canada à l’époque. Son voyage de bateau a été pénible. Il a été très malade. Arrivé à Halifax, le 1 juin, il peut visiter un peu la ville avant de prendre son train. Peu après sa sortie du port, un mendiant lui demande quelques sous. Il s’est dit : « J’ai fait beaucoup de sacrifices pour émigrer dans un pays riche, et déjà, il y a quelqu’un qui me quête de l’argent. » (2)


Le paradis, qui sait où il est? On regarde vers le ciel en parlant de lui comme s’il se trouvait quelque part au-dessus de nous. Personne ne le sait. Une chose est plus certaine, le paradis doit toujours se maintenir à bonne distance de l’enfer…Il se déplace et n’est pas éternel, des notions dont on parle peu. Les plus chanceux d’entre nous ont des bouts de paradis…le pays où l’on vit peut en être un. Nous nous accrochons à ces bouts de paradis de peur qu’un bras surgisse de l’enfer et nous attrape une jambe. L’enfer est en bas, c’est sûr.


*Je viens d’apprendre que Manuel Arruda est décédé le 25 décembre 2020 à l’âge de 91 ans. J’ai eu le plaisir de rencontrer ce pionnier açorien, il y a quelques années chez lui à Toronto. Ce fut un rencontre mémorable. Je rends hommage à ce grand homme. 

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Références

1.    The Colonist Car, Dan Conlin, conservateur, Musée Canadien de l’Immigration du Quai 21
2.    Stories told by the first Immigrants, page 41
 

Au sujet de l'auteur

Né à São Miguel et habitant à Montréal depuis 1958, j’ai publié, en 2018, un livre sur l’immigration açorienne au Canada dans les années 1950. “D’une île à l’autre” a été publié en français et en portugais. Le livre et l’exposition qui l’accompagne ont été présentés à Montréal, São Miguel, Toronto et Boston. Le livre est en vente à Montréal, Toronto et São Miguel, ainsi que via mon site Internet. Je continue à publier des informations et des histoires liées à cette première grande vague d’immigration de Portugais et d’Açoriens dans ce site Internet jljacome.com et la page Facebook D’une île à l’autre.

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